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LE DROIT A LA PARESSE (réfutation
du droit au travail de 1848)
de paul lafargue (1883)
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FIN DE LA LICENCE ABU
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ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER
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<IDENT
paresse>
<IDENT_AUTEURS lafarguep>
<IDENT_COPISTES bortzmeyers demazieree>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 3>
<DROITS 0>
<TITRE Le droit à la paresse>
<GENRE prose>
<AUTEUR Paul Lafargue>
<COPISTE Stéphane Bortzmeyer (bortzmeyer@pasteur.fr) &
Eve Demazière>
<NOTESPROD>
Les notes sont indiquées entre crochets []
Le corps des notes se trouve à la fin du fichier.
</NOTESPROD>
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FIN DE L'EN-TETE
-------------------------
DEBUT DU FICHIER paresse3
AVANT-PROPOS
------------
M. Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire
de 1849, disait: «Je veux rendre toute-puissante l'influence
du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette
bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas pour
souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à
l'homme: "Jouis".» M. Thiers formulait la morale de
la classe bourgeoise dont il incarna l'égoïsme féroce
et l'intelligence étroite.
La bourgeoisie, alors qu'elle luttait contre la noblesse, soutenue
par le clergé, arbora le libre examen et l'athéisme;
mais, triomphante, elle changea de ton et d'allure; et, aujourd'hui,
elle entend étayer de la religion sa suprématie économique
et politique. Aux XVe et XVIe siècles, elle avait allègrement
repris la tradition païenne et glorifiait la chair et ses passions,
réprouvées par le christianisme ; de nos jours, gorgée
de biens et de jouissances, elle renie les enseignements de ses penseurs,
les Rabelais, les Diderot, et prêche l'abstinence aux salariés.
La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne,
frappe d'anathème la chair du travailleur; elle prend pour
idéal de réduire le producteur au plus petit minimum
de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner
au rôle de machine délivrant du travail sans trêve
ni merci.
Les socialistes révolutionnaires ont à recommencer le
combat qu'ont combattu les philosophes et les pamphlétaires
de la bourgeoisie; ils ont à monter à l'assaut de la
morale et des théories sociales du capitalisme; ils ont à
démolir, dans les têtes de la classe appelée à
l'action, les préjugés semés par la classe régnante;
ils ont à proclamer, à la face des cafards de toutes
les morales, que la terre cessera d'être la vallée de
larmes du travailleur; que, dans la société communiste
de l'avenir que nous fonderons «pacifiquement si possible, sinon
violemment», les passions des hommes auront la bride sur le
cou: car «toutes sont bonnes de leur nature, nous n'avons rien
à éviter que leur mauvais usage et leurs excès
[1]», et ils ne seront évités que par leur mutuel
contrebalancement, que par le développement harmonique de l'organisme
humain, car, dit le Dr Beddoe, «ce n'est que lorsqu'une race
atteint son maximum de développement physique qu'elle atteint
son plus haut point d'énergie et de vigueur morale».
Telle était aussi l'opinion du grand naturaliste, Charles Darwin
[2].
La réfutation du Droit au travail, que je réédite
avec quelques notes additionnelles, parut dans "L'Égalité
hebdomadaire" de 1880, deuxième série.
P.
L.
Prison
de Sainte-Pélagie, 1883.
1
- UN DOGME DÉSASTREUX
-----------------------
«Paressons en toutes choses, hormis en aimant et en buvant,
hormis en paressant.» Lessing.
Une étrange folie possède les classes ouvrières
des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette
folie traîne à sa suite des misères individuelles
et sociales qui, depuis des siècles, torturent la triste humanité.
Cette folie est l'amour du travail, la passion moribonde du travail,
poussée jusqu'à l'épuisement des forces vitales
de l'individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir
contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes,
les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail.
Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages
que leur Dieu; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu
réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit. Moi, qui ne professe
d'être chrétien, économe et moral, j'en appelle
de leur jugement à celui de leur Dieu; des prédications
de leur morale religieuse, économique, libre penseuse, aux
épouvantables conséquences du travail dans la société
capitaliste.
Dans la société capitaliste, le travail est la cause
de toute dégénérescence intellectuelle, de toute
déformation organique. Comparez le pur-sang des écuries
de Rothschild, servi par une valetaille de bimanes, à la lourde
brute des fermes normandes, qui laboure la terre, chariote le fumier,
engrange la moisson. Regardez le noble sauvage que les missionnaires
du commerce et les commerçants de la religion n'ont pas encore
corrompu avec le christianisme, la syphilis et le dogme du travail,
et regardez ensuite nos misérables servants de machines [3].
Quand, dans notre Europe civilisée, on veut retrouver une trace
de beauté native de l'homme, il faut l'aller chercher chez
les nations où les préjugés économiques
n'ont pas encore déraciné la haine du travail. L'Espagne,
qui, hélas ! dégénère, peut encore se
vanter de posséder moins de fabriques que nous de prisons et
de casernes; mais l'artiste se réjouit en admirant le hardi
Andalou, brun comme des castagnes, droit et flexible comme une tige
d'acier; et le coeur de l'homme tressaille en entendant le mendiant,
superbement drapé dans sa "capa" trouée, traiter
d'"amigo" des ducs d'Ossuna. Pour l'Espagnol, chez qui l'animal
primitif n'est pas atrophié, le travail est le pire des esclavages
[4]. Les Grecs de la grande époque n'avaient, eux aussi, que
du mépris pour le travail: aux esclaves seuls il était
permis de travailler: l'homme libre ne connaissait que les exercices
corporels et les jeux de l'intelligence. C'était aussi le temps
où l'on marchait et respirait dans un peuple d'Aristote, de
Phidias, d'Aristophane; c'était le temps où une poignée
de braves écrasait à Marathon les hordes de l'Asie qu'Alexandre
allait bientôt conquérir. Les philosophes de l'Antiquité
enseignaient le mépris du travail, cette dégradation
de l'homme libre; les poètes chantaient la paresse, ce présent
des Dieux :
"O Meliboe, Deus nabis hoec otia fecit" [5].
Christ, dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse:
«Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent
ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa
gloire, n'a pas été plus brillamment vêtu [6].»
Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à
ses adorateurs le suprême exemple de la paresse idéale;
après six jours de travail, il se reposa pour l'éternité.
Par contre, quelles sont les races pour qui le travail est une nécessité
organique ? Les Auvergnats; les Écossais, ces Auvergnats des
îles Britanniques; les Gallegos, ces Auvergnats de l'Espagne;
les Poméraniens, ces Auvergnats de l'Allemagne; les Chinois,
ces Auvergnats de l'Asie. Dans notre société, quelles
sont les classes qui aiment le travail pour le travail ? Les paysans
propriétaires, les petits bourgeois, les uns courbés
sur leurs terres, les autres acoquinés dans leurs boutiques,
se remuent comme la taupe dans sa galerie souterraine, et jamais ne
se redressent pour regarder à loisir la nature.
Et cependant, le prolétariat, la grande classe qui embrasse
tous les producteurs des nations civilisées, la classe qui,
en s'émancipant, émancipera l'humanité du travail
servile et fera de l'animal humain un être libre, le prolétariat
trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique,
s'est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible
a été son châtiment. Toutes les misères
individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail.
2
- BÉNÉDICTIONS DU TRAVAIL
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En 1770 parut, à Londres, un écrit anonyme intitulé:
"An Essay on Trade and Commerce". Il fit à l'époque
un certain bruit. Son auteur, grand philanthrope, s'indignait de ce
que «la plèbe manufacturière d'Angleterre s'était
mis dans la tête l'idée fixe qu'en qualité d'Anglais,
tous les individus qui la composent ont, par droit de naissance, le
privilège d'être plus libres et plus indépendants
que les ouvriers de n'importe quel autre pays de l'Europe. Cette idée
peut avoir son utilité pour les soldats dont elle stimule la
bravoure; mais moins les ouvriers des manufactures en sont imbus,
mieux cela vaut pour eux-mêmes et pour l'État. Des ouvriers
ne devraient jamais se tenir pour indépendants de leurs supérieurs.
Il est extrêmement dangereux d'encourager de pareils engouements
dans un État commercial comme le nôtre, où, peut-être,
les sept huitièmes de la population n'ont que peu ou pas de
propriété. La cure ne sera pas complète tant
que nos pauvres de l'industrie ne se résigneront pas à
travailler six jours pour la même somme qu'ils gagnent maintenant
en quatre».
Ainsi, près d'un siècle avant Guizot, on prêchait
ouvertement à Londres le travail comme un frein aux nobles
passions de l'homme.
«Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices, écrivait
d'Osterode, le 5 mai 1807, Napoléon. Je suis l'autorité
[...] et je serais disposé à ordonner que le dimanche,
passé l'heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et
les ouvriers rendus à leur travail.»
Pour extirper la paresse et courber les sentiments de fierté
et d'indépendance qu'elle engendre, l'auteur de l'"Essay
on Trade" proposait d'incarcérer les pauvres dans les
maisons idéales du travail ("ideal workhouses") qui
deviendraient «des maisons de terreur où l'on ferait
travailler quatorze heures par jour, de telle sorte que, le temps
des repas soustrait, il resterait douze heures de travail pleines
et entières».
Douze heures de travail par jour, voilà l'idéal des
philanthropes et des moralistes du XVIIIe siècle. Que nous
avons dépassé ce "nec plus ultra" ! Les ateliers
modernes sont devenus des maisons idéales de correction où
l'on incarcère les masses ouvrières, où l'on
condamne aux travaux forcés pendant douze et quatorze heures,
non seulement les hommes, mais les femmes et les enfants [7] ! Et
dire que les fils des héros de la Terreur se sont laissé
dégrader par la religion du travail au point d'accepter après
1848, comme une conquête révolutionnaire, la loi qui
limitait à douze heures le travail dans les fabriques; ils
proclamaient comme un principe révolutionnaire le "droit
au travail". Honte au prolétariat français ! Des
esclaves seuls eussent été capables d'une telle bassesse.
Il faudrait vingt ans de civilisation capitaliste à un Grec
des temps héroïques pour concevoir un tel avilissement.
Et si les douleurs du travail forcé, si les tortures de la
faim se sont abattues sur le prolétariat, plus nombreuses que
les sauterelles de la Bible, c'est lui qui les a appelées.
Ce travail, qu'en juin 1848 les ouvriers réclamaient les armes
à la main, ils l'ont imposé à leurs familles;
ils ont livré, aux barons de l'industrie, leurs femmes et leurs
enfants. De leurs propres mains, ils ont démoli leur foyer
domestique; de leurs propres mains, ils ont tari le lait de leurs
femmes; les malheureuses, enceintes et allaitant leurs bébés,
ont dû aller dans les mines et les manufactures tendre l'échine
et épuiser leurs nerfs; de leurs propres mains, ils ont brisé
la vie et la vigueur de leurs enfants. Honte aux prolétaires
! Où sont ces commères dont parlent nos fabliaux et
nos vieux contes, hardies au propos, franches de la gueule, amantes
de la dive bouteille ? Où sont ces luronnes, toujours trottant,
toujours cuisinant, toujours chantant, toujours semant la vie en engendrant
la joie, enfantant sans douleurs des petits sains et vigoureux ? ...Nous
avons aujourd'hui les filles et les femmes de fabrique, chétives
fleurs aux pâles couleurs, au sang sans rutilance, à
l'estomac délabré, aux membres alanguis !... Elles n'ont
jamais connu le plaisir robuste et ne sauraient raconter gaillardement
comment l'on cassa leur coquille ! Et les enfants ? Douze heures
de travail aux enfants. Ô misère ! Mais tous les
Jules Simon de l'Académie des sciences morales et politiques,
tous les Germinys de la jésuiterie, n'auraient pu inventer
un vice plus abrutissant pour l'intelligence des enfants, plus corrupteur
de leurs instincts, plus destructeur de leur organisme que le travail
dans l'atmosphère viciée de l'atelier capitaliste.
Notre époque est, dit-on, le siècle du travail; il est
en effet le siècle de la douleur, de la misère et de
la corruption.
Et cependant, les philosophes, les économistes bourgeois, depuis
le péniblement confus Auguste Comte, jusqu'au ridiculement
clair Leroy-Beaulieu; les gens de lettres bourgeois, depuis le charlatanesquement
romantique Victor Hugo, jusqu'au naïvement grotesque Paul de
Kock, tous ont entonné les chants nauséabonds en l'honneur
du dieu Progrès, le fils aîné du Travail. À
les entendre, le bonheur allait régner sur la terre: déjà
on en sentait la venue. Ils allaient dans les siècles passés
fouiller la poussière et la misère féodales pour
rapporter de sombres repoussoirs aux délices des temps présents.
Nous ont-ils fatigués, ces repus, ces satisfaits, naguère
encore membres de la domesticité des grands seigneurs, aujourd'hui
valets de plume de la bourgeoisie, grassement rentés; nous
ont-ils fatigués avec le paysan du rhétoricien La Bruyère
? Eh bien ! voici le brillant tableau des jouissances prolétariennes
en l'an de progrès capitaliste 1840, peint par l'un des leurs,
par le Dr Villermé, membre de l'Institut, le même qui,
en 1848, fit partie de cette société de savants (Thiers,
Cousin, Passy, Blanqui, l'académicien, en étaient) qui
propagea dans les masses les sottises de l'économie et de la
morale bourgeoises.
C'est de l'Alsace manufacturière que parle le Dr Villermé,
de l'Alsace des Kestner, des Dollfus, ces fleurs de la philanthropie
et du républicanisme industriel. Mais avant que le docteur
ne dresse devant nous le tableau des misères prolétariennes,
écoutons un manufacturier alsacien, M. Th. Mieg, de
la maison Dollfus, Mieg et Cie, dépeignant la situation de
l'artisan de l'ancienne industrie :
«À Mulhouse, il y a cinquante ans (en 1813, alors que
la moderne industrie mécanique naissait), les ouvriers étaient
tous enfants du sol, habitant la ville et les villages environnants
et possédant presque tous une maison et souvent un petit champ
[8].»
C'était l'âge d'or du travailleur. Mais, alors, l'industrie
alsacienne n'inondait pas le monde de ses cotonnades et n'emmillionnait
pas ses Dollfus et ses Koechlin. Mais vingt-cinq ans après,
quand Villermé visita l'Alsace, le minotaure moderne, l'atelier
capitaliste, avait conquis le pays; dans sa boulimie de travail humain,
il avait arraché les ouvriers de leurs foyers pour mieux les
tordre et pour mieux exprimer le travail qu'ils contenaient.
C'était par milliers que les ouvriers accouraient au sifflement
de la machine.
«Un grand nombre, dit Villermé, cinq mille sur dix-sept
mille, étaient contraints, par la cherté des loyers,
à se loger dans les villages voisins. Quelques-uns habitaient
à deux lieues et quart de la manufacture où ils travaillaient.
»À Mulhouse, à Dornach, le travail commençait
à cinq heures du matin et finissait à cinq heures du
soir, été comme hiver. [...] Il faut les voir arriver
chaque matin en ville et partir chaque soir. Il y a parmi eux une
multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu
de la boue et qui à défaut de parapluie, portent, renversés
sur la tête, lorsqu'il pleut ou qu'il neige, leurs tabliers
ou jupons de dessus pour se préserver la figure et le cou,
et un nombre plus considérable de jeunes enfants non moins
sales, non moins hâves, couverts de haillons, tout gras de l'huile
des métiers qui tombe sur eux pendant qu'ils travaillent. Ces
derniers, mieux préservés de la pluie par l'imperméabilité
de leurs vêtements, n'ont même pas au bras, comme les
femmes dont on vient de parler, un panier où sont les provisions
de la journée; mais ils portent à la main, ou cachent
sous leur veste ou comme ils peuvent, le morceau de pain qui doit
les nourrir jusqu'à l'heure de leur rentrée à
la maison.
»Ainsi, à la fatigue d'une journée démesurément
longue, puisqu'elle a au moins quinze heures, vient se joindre pour
ces malheureux celle des allées et venues si fréquentes,
si pénibles. Il résulte que le soir ils arrivent chez
eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain ils
sortent avant d'être complètement reposés pour
se trouver à l'atelier à l'heure de l'ouverture.»
Voici maintenant les bouges où s'entassaient ceux qui logeaient
en ville :
«J'ai vu à Mulhouse, à Dornach et dans des maisons
voisines, de ces misérables logements où deux familles
couchaient chacune dans un coin, sur la paille jetée sur le
carreau et retenue par deux planches... Cette misère dans laquelle
vivent les ouvriers de l'industrie du coton dans le département
du Haut-Rhin est si profonde qu'elle produit ce triste résultat
que, tandis que dans les familles des fabricants négociants,
drapiers, directeurs d'usines, la moitié des enfants atteint
la vingt et unième année, cette même moitié
cesse d'exister avant deux ans accomplis dans les familles de tisserands
et d'ouvriers de filatures de coton.»
Parlant du travail de l'atelier, Villermé ajoute :
«Ce n'est pas là un travail, une tâche, c'est une
torture, et on l'inflige à des enfants de six à huit
ans. [...] C'est ce long supplice de tous les jours qui mine principalement
les ouvriers dans les filatures de coton.»
Et, à propos de la durée du travail, Villermé
observait que les forçats des bagnes ne travaillaient que dix
heures, les esclaves des Antilles neuf heures en moyenne, tandis qu'il
existait dans la France qui avait fait la Révolution de 89,
qui avait proclamé les pompeux Droits de l'homme, des manufactures
où la journée était de seize heures, sur lesquelles
on accordait aux ouvriers une heure et demie pour les repas [9].
Ô misérable avortement des principes révolutionnaires
de la bourgeoisie !
ô lugubre présent de son dieu Progrès ! Les philanthropes
acclament bienfaiteurs de l'humanité ceux qui, pour s'enrichir
en fainéantant, donnent du travail aux pauvres; mieux vaudrait
semer la peste, empoisonner les sources que d'ériger une fabrique
au milieu d'une population rustique.
Introduisez le travail de fabrique, et adieu joie, santé, liberté;
adieu tout ce qui fait la vie belle et digne d'être vécue
[10].
Et les économistes s'en vont répétant aux ouvriers
:
Travaillez pour augmenter la fortune sociale ! et cependant un économiste,
Destut de Tracy, leur répond:
«Les nations pauvres, c'est là où le peuple est
à son aise; les nations riches, c'est là où il
est ordinairement pauvre.»
Et son disciple Cherbuliez de continuer :
«Les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à
l'accumulation des capitaux productifs, contribuent à l'événement
qui, tôt ou tard, doit les priver d'une partie de leur salaire.»
Mais, assourdis et idiotisés par leurs propres hurlements,
les économistes de répondre: Travaillez, travaillez
toujours pour créer votre bien-être !
Et, au nom de la mansuétude chrétienne, un prêtre
de l'Église anglicane, le révérend Townshend,
psalmodie: Travaillez, travaillez nuit et jour; en travaillant, vous
faites croître votre misère, et votre misère nous
dispense de vous imposer le travail par la force de la loi. L'imposition
légale du travail «donne trop de peine, exige trop de
violence et fait trop de bruit; la faim, au contraire, est non seulement
une pression paisible, silencieuse, incessante, mais comme le mobile
le plus naturel du travail et de l'industrie, elle provoque aussi
les efforts les plus puissants».
Travaillez, travaillez, prolétaires, pour agrandir la fortune
sociale et vos misères individuelles, travaillez, travaillez,
pour que, devenant plus pauvres, vous avez plus de raisons de travailler
et d'être misérables. Telle est la loi inexorable de
la production capitaliste. Parce que, prêtant l'oreille aux
fallacieuses paroles des économistes, les prolétaires
se sont livrés corps et âme au vice du travail, ils précipitent
la société tout entière dans ces crises industrielles
de surproduction qui convulsent l'organisme social. Alors, parce qu'il
y a pléthore de marchandises et pénurie d'acheteurs,
les ateliers se ferment et la faim cingle les populations ouvrières
de son fouet aux mille lanières. Les prolétaires, abrutis
par le dogme du travail, ne comprenant pas que le surtravail qu'ils
se sont infligé pendant le temps de prétendue prospérité
est la cause de leur misère présente, au lieu de courir
au grenier à blé et de crier: «Nous avons faim
et nous voulons manger ! ... Vrai, nous n'avons pas un rouge liard,
mais tout gueux que nous sommes, c'est nous cependant qui avons moissonné
le blé et vendangé le raisin...» Au lieu d'assiéger
les magasins de M. Bonnet, de Jujurieux, l'inventeur des couvents
industriels, et de clamer: «Monsieur Bonnet, voici vos ouvrières
ovalistes, moulineuses, fileuses, tisseuses, elles grelottent sous
leurs cotonnades rapetassées à chagriner l'oeil d'un
juif et, cependant, ce sont elles qui ont filé et tissé
les robes de soie des cocottes de toute la chrétienté.
Les pauvresses, travaillant treize heures par jour, n'avaient pas
le temps de songer à la toilette, maintenant, elles chôment
et peuvent faire du frou-frou avec les soieries qu'elles ont ouvrées.
Dès qu'elles ont perdu leurs dents de lait, elles se sont dévouées
à votre fortune et ont vécu dans l'abstinence; maintenant,
elles ont des loisirs et veulent jouir un peu des fruits de leur travail.
Allons, Monsieur Bonnet, livrez vos soieries, M. Harmel fournira ses
mousselines, M. Pouyer-Quertier ses calicots, M. Pinet ses bottines
pour leurs chers petits pieds froids et humides... Vêtues de
pied en cap et fringantes, elles vous feront plaisir à contempler.
Allons, pas de tergiversations vous êtes l'ami de l'humanité,
n'est-ce pas, et chrétien par- dessus le marché ? Mettez
à la disposition de vos ouvrières la fortune qu'elles
vous ont édifiée avec la chair de leur chair. Vous êtes
ami du commerce ? Facilitez la circulation des marchandises;
voici des consommateurs tout trouvés; ouvrez-leur des crédits
illimités. Vous êtes bien obligé d'en faire à
des négociants que vous ne connaissez ni d'Adam ni
d'Ève, qui ne vous ont rien donné, même pas un
verre d'eau. Vos ouvrières s'acquitteront comme elles le pourront:
si, au jour de l'échéance, elles gambettisent et laissent
protester leur signature, vous les mettrez en faillite, et si elles
n'ont rien à saisir, vous exigerez qu'elles vous paient en
prières: elles vous enverront en paradis, mieux que vos sacs
noirs, au nez gorgé de tabac.»
Au lieu de profiter des moments de crise pour une distribution générale
des produits et un gaudissement universel, les ouvriers, crevant de
faim, s'en vont battre de leur tête les portes de l'atelier.
Avec des figures hâves, des corps amaigris, des discours piteux,
ils assaillent les fabricants: «Bon M. Chagot, doux M. Schneider,
donnez-nous du travail, ce n'est pas la faim, mais la passion du travail
qui nous tourmente !» Et ces misérables, qui ont à
peine la force de se tenir debout, vendent douze et quatorze heures
de travail deux fois moins cher que lorsqu'ils avaient du pain sur
la planche. Et les philanthropes de l'industrie de profiter des chômages
pour fabriquer à meilleur marché.
Si les crises industrielles suivent les périodes de surtravail
aussi fatalement que la nuit le jour, traînant après
elles le chômage forcé et la misère sans issue,
elles amènent aussi la banqueroute inexorable. Tant que le
fabricant a du crédit, il lâche la bride à la
rage du travail, il emprunte et emprunte encore pour fournir la matière
première aux ouvriers. Il fait produire, sans réfléchir
que le marché s'engorge et que, si ses marchandises n'arrivent
pas à la vente, ses billets viendront à l'échéance.
Acculé, il va implorer le juif, il se jette à ses pieds,
lui offre son sang, son honneur. «Un petit peu d'or ferait mieux
mon affaire, répond le Rothschild, vous avez 20 000 paires
de bas en magasin, ils valent vingt sous, je les prends à quatre
sous.» Les bas obtenus, le juif les vend six et huit sous, et
empoche les frétillantes pièces de cent sous qui ne
doivent rien à personne: mais le fabricant a reculé
pour mieux sauter. Enfin la débâcle arrive et les magasins
dégorgent; on jette alors tant de marchandises par la fenêtre,
qu'on ne sait comment elles sont entrées par la porte. C'est
par centaines de millions que se chiffre la valeur des marchandises
détruites; au siècle dernier, on les brûlait ou
on les jetait à l'eau [11].
Mais avant d'aboutir à cette conclusion, les fabricants parcourent
le monde en quête de débouchés pour les marchandises
qui s'entassent; ils forcent leur gouvernement à s'annexer
des Congo, à s'emparer des Tonkin, à démolir
à coups de canon les murailles de la Chine, pour y écouler
leurs cotonnades. Aux siècles derniers, c'était un duel
à mort entre la France et l'Angleterre, à qui aurait
le privilège exclusif de vendre en Amérique et aux Indes.
Des milliers d'hommes jeunes et vigoureux ont rougi de leur sang les
mers, pendant les guerres coloniales des XIe, XVIe et XVIIIe siècles.
Les capitaux abondent comme les marchandises. Les financiers ne savent
plus où les placer; ils vont alors chez les nations heureuses
qui lézardent au soleil en fumant des cigarettes, poser des
chemins de fer, ériger des fabriques et importer la malédiction
du travail. Et cette exportation de capitaux français se termine
un beau matin par des complications diplomatiques: en Égypte,
la France, l'Angleterre et l'Allemagne étaient sur le point
de se prendre aux cheveux pour savoir quels usuriers seraient payés
les premiers; par des guerres du Mexique où l'on envoie les
soldats français faire le métier d'huissier pour recouvrer
de mauvaises dettes [12].
Ces misères individuelles et sociales, pour grandes et innombrables
qu'elles soient, pour éternelles qu'elles paraissent, s'évanouiront
comme les hyènes et les chacals à l'approche du lion,
quand le prolétariat dira: «Je le veux.» Mais pour
qu'il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le
prolétariat foule aux pieds les préjugés de la
morale chrétienne, économique, libre penseuse; il faut
qu'il retourne à ses instincts naturels, qu'il proclame les
"Droits de la paresse", mille et mille fois plus nobles
et plus sacrés que les phtisiques "Droits de l'homme",
concoctés par les avocats métaphysiciens de la révolution
bourgeoise; qu'il se contraigne à ne travailler que trois heures
par jour, à fainéanter et bombancer le reste de la journée
et de la nuit.
Jusqu'ici, ma tâche a été facile, je n'avais qu'à
décrire des maux réels bien connus de nous tous, hélas
! Mais convaincre le prolétariat que la parole qu'on lui a
inoculée est perverse, que le travail effréné
auquel il s'est livré dès le commencement du siècle
est le plus terrible fléau qui ait jamais frappé l'humanité,
que le travail ne deviendra un condiment de plaisir de la paresse,
un exercice bienfaisant à l'organisme humain, une passion utile
à l'organisme social que lorsqu'il sera sagement réglementé
et limité à un maximum de trois heures par jour, est
une tâche ardue au-dessus de mes forces; seuls des physiologistes,
des hygiénistes, des économistes communistes pourraient
l'entreprendre. Dans les pages qui vont suivre, je me bornerai à
démontrer qu'étant donné les moyens de production
modernes et leur puissance reproductive illimitée, il faut
mater la passion extravagante des ouvriers pour le travail et les
obliger à consommer les marchandises qu'ils produisent.
3
- CE QUI SUIT LA SURPRODUCTION
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Un poète grec du temps de Cicéron, Antipatros, chantait
ainsi l'invention du moulin à eau (pour la mouture du grain):
il allait émanciper les femmes esclaves et ramener l'âge
d'or:
«Épargnez le bras qui fait tourner la meule, ô
meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse
en vain qu'il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail
des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement
sur la roue et voilà que l'essieu ébranlé roule
avec ses rais, faisant tourner la pesante pierre roulante. Vivons
de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des
dons que la déesse accorde.»
Hélas ! les loisirs que le poète païen annonçait
ne sont pas venus: la passion aveugle, perverse et homicide du travail
transforme la machine libératrice en instrument d'asservissement
des hommes libres: sa productivité les appauvrit.
Une bonne ouvrière ne fait avec le fuseau que cinq mailles
à la minute, certains métiers circulaires à tricoter
en font trente mille dans le même temps. Chaque minute à
la machine équivaut donc à cent heures de travail de
l'ouvrière: ou bien chaque minute de travail de la machine
délivre à l'ouvrière dix jours de repos. Ce qui
est vrai pour l'industrie du tricotage est plus ou moins vrai pour
toutes les industries renouvelées par la mécanique moderne.
Mais que voyons-nous ? À mesure que la machine se perfectionne
et abat le travail de l'homme avec une rapidité et une précision
sans cesse croissantes, l'Ouvrier, au lieu de prolonger son repos
d'autant, redouble d'ardeur, comme s'il voulait rivaliser avec la
machine. Ô concurrence absurde et meurtrière !
Pour que la concurrence de l'homme et de la machine prît libre
carrière, les prolétaires ont aboli les sages lois qui
limitaient le travail des artisans des antiques corporations; ils
ont supprimé les jours fériés [13]. Parce que
les producteurs d'alors ne travaillaient que cinq jours sur sept,
croient-ils donc, ainsi que le racontent les économistes menteurs,
qu'ils ne vivaient que d'air et d'eau fraîche ? Allons donc
! Ils avaient des loisirs pour goûter les joies de la terre,
pour faire l'amour et rigoler; pour banqueter joyeusement en l'honneur
du réjouissant dieu de la Fainéantise. La morose Angleterre,
encagotée dans le protestantisme, se nommait alors la «joyeuse
Angleterre» ("Merry England"). Rabelais, Quevedo,
Cervantès, les auteurs inconnus des romans picaresques, nous
font venir l'eau à la bouche avec leurs peintures de ces monumentales
ripailles [14] dont on se régalait alors entre deux batailles
et deux dévastations, et dans lesquelles tout «allait
par escuelles». Jordaens et l'école flamande les ont
écrites sur leurs toiles réjouissantes.
Sublimes estomacs gargantuesques, qu'êtes-vous devenus ? Sublimes
cerveaux qui encercliez toute la pensée humaine, qu'êtes-vous
devenus ? Nous sommes bien amoindris et bien dégénérés.
La vache enragée, la pomme de terre, le vin fuchsiné
et le schnaps prussien savamment combinés avec le travail forcé
ont débilité nos corps et rapetissé nos esprits.
Et c'est alors que l'homme rétrécit son estomac et que
la machine élargit sa productivité, c'est alors que
les économistes nous prêchent la théorie malthusienne,
la religion de l'abstinence et le dogme du travail ? Mais il faudrait
leur arracher la langue et la jeter aux chiens.
Parce que la classe ouvrière, avec sa bonne foi simpliste,
s'est laissé endoctriner, parce que, avec son impétuosité
native, elle s'est précipitée en aveugle dans le travail
et l'abstinence, la classe capitaliste s'est trouvée condamnée
à la paresse et à la jouissance forcée, à
l'improductivité et à la surconsommation. Mais, si le
surtravail de l'ouvrier meurtrit sa chair et tenaille ses nerfs, il
est aussi fécond en douleurs pour le bourgeois.
L'abstinence à laquelle se condamne la classe productive oblige
les bourgeois à se consacrer à la surconsommation des
produits qu'elle manufacture désordonnément. Au début
de la production capitaliste, il y a un ou deux siècles de
cela, le bourgeois était un homme rangé, de moeurs raisonnables
et paisibles; il se contentait de sa femme ou à peu près;
il ne buvait qu'à sa soif et ne mangeait qu'à sa faim.
Il laissait aux courtisans et aux courtisanes les nobles vertus de
la vie débauchée. Aujourd'hui, il n'est fils de parvenu
qui ne se croie tenu de développer la prostitution et de mercurialiser
son corps pour donner un but au labeur que s'imposent les ouvriers
des mines de mercure; il n'est bourgeois qui ne s'empiffre de chapons
truffés et de lafite navigué, pour encourager les éleveurs
de la Flèche et les vignerons du Bordelais. À ce métier,
l'organisme se délabre rapidement, les cheveux tombent, les
dents se déchaussent, le tronc se déforme, le ventre
s'entripaille, la respiration s'embarrasse, les mouvements s'alourdissent,
les articulations s'ankylosent, les phalanges se nouent. D'autres,
trop malingres pour supporter les fatigues de la débauche,
mais dotés de la bosse du prudhommisme, dessèchent leur
cervelle comme les Garnier de l'économie politique, les Acollas
de la philosophie juridique. à élucubrer de gros livres
soporifiques pour occuper les loisirs des compositeurs et des imprimeurs.
Les femmes du monde vivent une vie de martyr. Pour essayer et faire
valoir les toilettes féeriques que les couturières se
tuent à bâtir, du soir au matin elles font la navette
d'une robe dans une autre; pendant des heures, elles livrent leur
tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix,
veulent assouvir leur passion pour l'échafaudage des faux chignons.
Sanglées dans leurs corsets, à l'étroit dans
leurs bottines, décolletées à faire rougir un
sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals
de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde.
Saintes âmes !
Pour remplir sa double fonction sociale de nonproducteur et de surconsommateur,
le bourgeois dut non seulement violenter ses goûts modestes,
perdre ses habitudes laborieuses d'il y a deux siècles et se
livrer au luxe effréné, aux indigestions truffées
et aux débauches syphilitiques, mais encore soustraire au travail
productif une masse énorme d'hommes afin de se procurer des
aides.
Voici quelques chiffres qui prouvent combien colossale est cette déperdition
de forces productives:
«D'après le recensement de 1861, la population de l'Angleterre
et du pays de Galles comprenait 20 066 224 personnes, dont 9 776 259
du sexe masculin et 10 289 965 du sexe féminin. Si l'on en
déduit ce qui est trop vieux ou trop jeune pour travailler,
les femmes, les adolescents et les enfants improductifs, puis les
professions "idéologiques" telles que gouvernement,
police, clergé, magistrature, armée, savants, artistes,
etc., ensuite les gens exclusivement occupés à manger
le travail d'autrui, sous forme de rente foncière, d'intérêts,
de dividendes, etc., et enfin les pauvres, les vagabonds, les criminels,
etc., il reste en gros huit millions d'individus des deux sexes et
de tout âge, y compris les capitalistes fonctionnant dans la
production, le commerce, la finance, etc. Sur ces huit millions, on
compte:
«Travailleurs agricoles (y compris les bergers, les valets et
les filles de ferme habitant chez le fermier) : 1 098 261;
«Ouvriers des fabriques de coton, de laine, de "worsted",
de lin, de chanvre, de soie, de dentelle et ceux des métiers
à bras : 642 607;
«Ouvriers des mines de charbon et de métal : 565 835;
«Ouvriers employés dans les usines métallurgiques
(hauts fourneaux, laminoirs, etc.) et dans les manufactures de métal
de toute espèce : 396 998;
«Classe domestique : 1 208 648.
«Si nous additionnons les travailleurs des fabriques textiles
et ceux des mines de charbon et de métal, nous obtenons le
chiffre de 1 208 442; si nous additionnons les premiers et le personnel
de toutes les usines et de toutes les manufactures de métal,
nous avons un total de 1 039 605 personnes ; c'est-à-dire chaque
fois un nombre plus petit que celui des esclaves domestiques modernes.
Voilà le magnifique résultat de l'exploitation capitaliste
des machines [15].»
À toute cette classe domestique, dont la grandeur indique le
degré atteint par la civilisation capitaliste, il faut ajouter
la classe nombreuse des malheureux voués exclusivement à
la satisfaction des goûts dispendieux et futiles des classes
riches, tailleurs de diamants, dentellières, brodeuses, relieurs
de luxe, couturières de luxe, décorateurs des maisons
de plaisance, etc. [16].
Une fois accroupie dans la paresse absolue et démoralisée
par la jouissance forcée, la bourgeoisie, malgré le
mal qu'elle en eut, s'accommoda de son nouveau genre de vie. Avec
horreur elle envisagea tout changement. La vue des misérables
conditions d'existence acceptées avec résignation par
la classe ouvrière et celle de la dégradation organique
engendrée par la passion dépravée du travail
augmentaient encore sa répulsion pour toute imposition de travail
et pour toute restriction de jouissances.
C'est précisément alors que, sans tenir compte de la
démoralisation que la bourgeoisie s'était imposée
comme un devoir social, les prolétaires se mirent en tête
d'infliger le travail aux capitalistes. Les naïfs, ils prirent
au sérieux les théories des économistes et des
moralistes sur le travail et se sanglèrent les reins pour en
infliger la pratique aux capitalistes. Le prolétariat arbora
la devise: "Qui ne travaille pas, ne mange pas"; Lyon, en
1831, se leva pour du plomb ou du travail, les fédérés
de mars 1871 déclarèrent leur soulèvement la
"Révolution du travail".
À ces déchaînements de fureur barbare, destructive
de toute jouissance et de toute paresse bourgeoises, les capitalistes
ne pouvaient répondre que par la répression féroce,
mais ils savaient que, s'ils ont pu comprimer ces explosions révolutionnaires,
ils n'ont pas noyé dans le sang de leurs massacres gigantesques
l'absurde idée du prolétariat de vouloir infliger le
travail aux classes oisives et repues, et c'est pour détourner
ce malheur qu'ils s'entourent de prétoriens, de policiers,
de magistrats, de geôliers entretenus dans une improductivité
laborieuse. On ne peut plus conserver d'illusion sur le caractère
des armées modernes, elles ne se sont maintenues en permanence
que pour comprimer «l'ennemi intérieur»; c'est
ainsi que les forts de Paris et de Lyon n'ont pas été
construits pour défendre la ville contre l'étranger,
mais pour l'écraser en cas de révolte. Et s'il fallait
un exemple sans réplique citons l'armée de la Belgique,
de ce pays de Cocagne du capitalisme; sa neutralité est garantie
par les puissances européennes, et cependant son armée
est une des plus fortes proportionnellement à la population.
Les glorieux champs de bataille de la brave armée belge sont
les
plaines du Borinage et de Charleroi; c'est dans le sang des mineurs
et des ouvriers désarmés que les officiers belges trempent
leurs épées et ramassent leurs épaulettes. Les
nations européennes n'ont pas des armées nationales,
mais des armées mercenaires, elles protègent les capitalistes
contre la fureur populaire qui voudrait les condamner à dix
heures de mine ou de filature.
Donc, en se serrant le ventre, la classe ouvrière a développé
outre mesure le ventre de la bourgeoisie condamnée à
la surconsommation.
Pour être soulagée dans son pénible travail, la
bourgeoisie a retiré de la classe ouvrière une masse
d'hommes de beaucoup supérieure à celle qui restait
consacrée à la production utile et l'a condamnée
à son tour à l'improductivité et à la
surconsommation. Mais ce troupeau de bouches inutiles, malgré
sa voracité insatiable, ne suffit pas à consommer toutes
les marchandises que les ouvriers, abrutis par le dogme du travail,
produisent comme des maniaques, sans vouloir les consommer, et sans
même songer si l'on trouvera des gens pour les consommer.
En présence de cette double folie des travailleurs, de se tuer
de surtravail et de végéter dans l'abstinence, le grand
problème de la production capitaliste n'est plus de trouver
des producteurs et de décupler leurs forces, mais de découvrir
des consommateurs, d'exciter leurs appétits et de leur créer
des besoins factices. Puisque les ouvriers européens, grelottant
de froid et de faim, refusent de porter les étoffes qu'ils
tissent, de boire les vins qu'ils récoltent, les pauvres fabricants,
ainsi que des dératés, doivent courir aux antipodes
chercher qui les portera et qui les boira: ce sont des centaines de
millions et de milliards que l'Europe exporte tous les ans, aux quatre
coins du monde, à des peuplades qui n'en ont que faire [17].
Mais les continents explorés ne sont plus assez vastes, il
faut des pays vierges. Les fabricants de l'Europe rêvent nuit
et jour de l'Afrique, du lac saharien, du chemin de fer du Soudan;
avec anxiété, ils suivent les progrès des Livingstone,
des Stanley, des Du
Chaillu, des de Brazza; bouche béante, ils écoutent
les histoires mirobolantes de ces courageux voyageurs. Que de merveilles
inconnues renferme le «continent noir» ! Des champs sont
plantés de dents d'éléphant, des fleuves d'huile
de coco charrient des paillettes d'or, des millions de culs noirs,
nus comme la face de Dufaure ou de Girardin, attendent les cotonnades
pour apprendre la décence, des bouteilles de schnaps et des
bibles pour connaître les vertus de la civilisation.
Mais tout est impuissant : bourgeois qui s'empiffrent, classe domestique
qui dépasse la classe productive, nations étrangères
et barbares que l'on engorge de marchandises européennes; rien,
rien ne peut arriver à écouler les montagnes de produits
qui s'entassent plus hautes et plus énormes que les pyramides
d'Égypte: la productivité des ouvriers européens
défie toute consommation, tout gaspillage. Les fabricants,
affolés, ne savent plus où donner de la tête,
ils ne peuvent plus trouver la matière première pour
satisfaire la passion désordonnée, dépravée,
de leurs ouvriers pour le travail. Dans nos départements lainiers,
on effiloche les chiffons souillés et à demi pourris,
on en fait des draps dits de "renaissance", qui durent ce
que durent les promesses électorales; à Lyon, au lieu
de laisser à la fibre soyeuse sa simplicité et sa souplesse
naturelle, on la surcharge de sels minéraux qui, en lui ajoutant
du poids, la rendent friable et de peu d'usage. Tous nos produits
sont adultérés pour en faciliter l'écoulement
et en abréger l'existence. Notre époque sera appelée
l'"âge de la falsification", comme les premières
époques de l'humanité ont reçu les noms d'"âge
de pierre", d'"âge de bronze", du caractère
de leur production. Des ignorants accusent de fraude nos pieux industriels,
tandis qu'en réalité la pensée qui les anime
est de fournir du travail aux ouvriers, qui ne peuvent se résigner
à vivre les bras croisés. Ces falsifications, qui ont
pour unique mobile un sentiment humanitaire, mais qui rapportent de
superbes profits aux fabricants qui les pratiquent, si elles sont
désastreuses pour la qualité des marchandises, si elles
sont une source intarissable de gaspillage du travail humain, prouvent
la philanthropique ingéniosité des bourgeois et l'horrible
perversion des ouvriers qui, pour assouvir leur vice de travail, obligent
les industriels à étouffer les cris de leur conscience
et à violer même les lois de l'honnêteté
commerciale.
Et cependant, en dépit de la surproduction de marchandises,
en dépit des falsifications industrielles, les ouvriers encombrent
le marché innombrablement, implorant: du travail ! du travail
! Leur surabondance devrait les obliger à refréner leur
passion; au contraire, elle la porte au paroxysme. Qu'une chance de
travail se présente, ils se ruent dessus; alors c'est douze,
quatorze heures qu'ils réclament pour en avoir leur saoul,
et le lendemain les voilà de nouveau rejetés sur le
pavé, sans plus rien pour alimenter leur vice. Tous les ans,
dans toutes les industries, des chômages reviennent avec la
régularité des saisons. Au surtravail meurtrier pour
l'organisme succède le repos absolu, pendant des deux et quatre
mois; et plus de travail, plus de pitance. Puisque le vice du travail
est diaboliquement chevillé dans le coeur des ouvriers; puisque
ses exigences étouffent tous les autres instincts de la nature;
puisque la quantité de travail requise par la société
est forcément limitée par la consommation et par l'abondance
de la matière première, pourquoi dévorer en six
mois le travail de toute l'année ? Pourquoi ne pas le distribuer
uniformément sur les douze mois et forcer tout ouvrier à
se contenter de six ou de cinq heures par jour, pendant l'année,
au lieu de prendre des indigestions de douze heures pendant six mois
? Assurés de leur part quotidienne de travail, les ouvriers
ne se jalouseront plus, ne se battront plus pour s'arracher le travail
des mains et le pain de la bouche; alors, non épuisés
de corps et d'esprit, ils commenceront à pratiquer les vertus
de la paresse.
Abêtis par leur vice, les ouvriers n'ont pu s'élever
à l'intelligence de ce fait que, pour avoir du travail pour
tous, il fallait le rationner comme l'eau sur un navire en détresse.
Cependant les industriels, au nom de l'exploitation capitaliste, ont
depuis longtemps demandé une limitation légale de la
journée de travail. Devant la Commission de 1860 sur l'enseignement
professionnel, un des plus grands manufacturiers de l'Alsace, M. Bourcart,
de Guebwiller, déclarait :
«Que la journée de douze heures était excessive
et devait être ramenée à onze heures, que l'on
devait suspendre le travail à deux heures le samedi. Je puis
conseiller l'adoption de cette mesure quoiqu'elle paraisse onéreuse
à première vue; nous l'avons expérimentée
dans nos établissements industriels depuis quatre ans et nous
nous en trouvons bien, et la production moyenne, loin d'avoir diminué,
a augmenté.»
Dans
son étude sur les "machines", M. F. Passy cite la
lettre suivante d'un grand industriel belge, M. M. Ottavaere:
«Nos machines, quoique les mêmes que celles des filatures
anglaises, ne produisent pas ce qu'elles devraient produire et ce
que produiraient ces mêmes machines en Angleterre, quoique les
filatures travaillent deux heures de moins par jour. [...] Nous travaillons
tous "deux grandes heures de trop"; j'ai la conviction que
si l'on ne travaillait que onze heures au lieu de treize, nous aurions
la même production et produirions par conséquent plus
économiquement.»
D'un autre côté, M. Leroy-Beaulieu affirme que «c'est
une observation d'un grand manufacturier belge que les semaines où
tombe un jour férié n'apportent pas une production inférieure
à celle des semaines ordinaires [18]».
Ce que le peuple, pipé en sa simplesse par les moralistes,
n'a jamais osé, un gouvernement aristocratique l'a osé.
Méprisant les hautes considérations morales et industrielles
des économistes, qui, comme les oiseaux de mauvais augure,
croassaient que diminuer d'une heure le travail des fabriques c'était
décréter la ruine de l'industrie anglaise, le gouvernement
de l'Angleterre a défendu par une loi, strictement observée,
de travailler plus de dix heures par jour; et après comme avant,
l'Angleterre demeure la première nation industrielle du monde.
La grande expérience anglaise est là, l'expérience
de quelques capitalistes intelligents est là, elle démontre
irréfutablement que, pour puissancer la productivité
humaine, il faut réduire les heures de travail et multiplier
les jours de paye et de fêtes, et le peuple français
n'est pas convaincu. Mais si une misérable réduction
de deux heures a augmenté en dix ans de près d'un tiers
la production anglaise [19], quelle marche vertigineuse imprimera
à la production française une réduction légale
de la journée de travail à trois heures ? Les ouvriers
ne peuvent-ils donc comprendre qu'en se surmenant de travail, ils
épuisent leurs forces et celles de leur progéniture;
que, usés, ils arrivent avant l'âge à être
incapables de tout travail; qu'absorbés, abrutis par un seul
vice, ils ne sont plus des hommes, mais des tronçons d'hommes;
qu'ils tuent en eux toutes les belles facultés pour ne laisser
debout, et luxuriante, que la folie furibonde du travail.
Ah ! comme des perroquets d'Arcadie ils répètent la
leçon des économistes :
«Travaillons, travaillons pour accroître la richesse nationale.»
Ô idiots !
c'est parce que vous travaillez trop que l'outillage industriel se
développe lentement. Cessez de braire et écoutez un
économiste; il n'est pas un aigle, ce n'est que M. L. Reybaud,
que nous avons eu le bonheur de perdre il y a quelques mois:
«C'est en général sur les conditions de la main
d'oeuvre que se règle la révolution dans les méthodes
du travail. Tant que la main-d'oeuvre fournit ses services à
bas prix, on la prodigue; on cherche à l'épargner quand
ses services deviennent plus coûteux [20].»
Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines
de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures
de travail des machines de chair et d'os. Les preuves à l'appui
? C'est par centaines qu'on peut les fournir. Dans la filature, le
métier renvideur ("self acting mule") fut inventé
et appliqué à Manchester, parce que les fileurs se refusaient
à travailler aussi longtemps qu'auparavant.
En Amérique, la machine envahit toutes les branches de la production
agricole, depuis la fabrication du beurre jusqu'au sarclage des blés:
pourquoi ? Parce que l'Américain, libre et paresseux. aimerait
mieux mille morts que la vie bovine du paysan français. Le
labourage, si pénible en notre glorieuse France, si riche en
courbatures, est, dans l'Ouest américain, un agréable
passe-temps au grand air que l'on prend assis, en fumant nonchalamment
sa pipe.
4
- À NOUVEL AIR, CHANSON NOUVELLE
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Si, en diminuant les heures de travail, on conquiert à la production
sociale de nouvelles forces mécaniques, en obligeant les ouvriers
à consommer leurs produits, on conquerra une immense armée
de forces de travail. La bourgeoisie, déchargée alors
de sa tâche de consommateur universel, s'empressera de licencier
la cohue de soldats, de magistrats, de figaristes, de proxénètes,
etc., qu'elle a retirée du travail utile pour l'aider à
consommer et à gaspiller. C'est alors que le marché
du travail sera débordant, c'est alors qu'il faudra une loi
de fer pour mettre l'interdit sur le travail: il sera impossible de
trouver de la besogne pour cette nuée de ci-devant improductifs,
plus nombreux que les poux des bois. Et après eux il faudra
songer à tous ceux qui pourvoyaient à leurs besoins
et goûts futiles et dispendieux. Quand il n'y aura plus de laquais
et de généraux à galonner, plus de prostituées
libres et mariées à couvrir de dentelles, plus de canons
à forer, plus de palais à bâtir, il faudra, par
des lois sévères, imposer aux ouvrières et ouvriers
en passementeries, en dentelles, en fer, en bâtiments, du canotage
hygiénique et des exercices chorégraphiques pour le
rétablissement de leur santé et le perfectionnement
de la race. Du moment que les produits européens consommés
sur place ne seront pas transportés au diable, il faudra bien
que les marins, les hommes d'équipe, les camionneurs s'assoient
et apprennent à se tourner les pouces. Les bienheureux Polynésiens
pourront alors se livrer à l'amour libre sans craindre les
coups de pied de la Vénus civilisée et les sermons de
la morale européenne.
Il y a plus. Afin de trouver du travail pour toutes les non-valeurs
de la société actuelle, afin de laisser l'outillage
industriel se développer indéfiniment, la classe ouvrière
devra, comme la bourgeoisie, violenter ses goûts abstinents,
et développer indéfiniment ses capacités consommatrices.
Au lieu de manger par jour une ou deux onces de viande coriace, quand
elle en mange, elle mangera de joyeux biftecks d'une ou deux livres;
au lieu de boire modérément du mauvais vin, plus catholique
que le pape, elle boira à grandes et profondes rasades du bordeaux,
du bourgogne, sans baptême industriel, et laissera l'eau aux
bêtes.
Les prolétaires ont arrêté en leur tête
d'infliger aux capitalistes des dix heures de forge et de raffinerie;
là est la grande faute, la cause des antagonismes sociaux et
des guerres civiles. Défendre et non imposer le travail, il
le faudra. Les Rothschild, les Say seront admis à faire la
preuve d'avoir été, leur vie durant, de parfaits vauriens;
et s'ils jurent vouloir continuer à vivre en parfaits vauriens,
malgré l'entraînement général pour le travail,
ils seront mis en carte et, à leurs mairies respectives, ils
recevront tous les matins une pièce de vingt francs pour leurs
menus plaisirs. Les discordes sociales s'évanouiront. Les rentiers,
les capitalistes, tout les premiers, se rallieront au parti populaire,
une fois convaincus que, loin de leur vouloir du mal, on veut au contraire
les débarrasser du travail de surconsommation et de gaspillage
dont ils ont été accablés dès leur naissance.
Quant aux bourgeois incapables de prouver leurs titres de vauriens,
on les laissera suivre leurs instincts: il existe suffisamment de
métiers dégoûtants pour les caser Dufaure
nettoierait les latrines publiques; Galliffet chourinerait les cochons
galeux et les chevaux forcineux; les membres de la commission des
grâces, envoyés à Poissy, marqueraient les boeufs
et les moutons à abattre; les sénateurs, attachés
aux pompes funèbres, joueraient les croque-morts. Pour d'autres,
on trouverait des métiers à portée de leur intelligence.
Lorgeril, Broglie, boucheraient les bouteilles de champagne, mais
on les musellerait pour les empêcher de s'enivrer; Ferry, Freycinet,
Tirard détruiraient les punaises et les vermines des ministères
et autres auberges publiques. Il faudra cependant mettre les deniers
publics hors de la portée des bourgeois, de peur des habitudes
acquises.
Mais dure et longue vengeance on tirera des moralistes qui ont perverti
l'humaine nature, des cagots, des cafards, des hypocrites «et
autres telles sectes de gens qui se sont déguisés pour
tromper le monde. Car donnant entendre au populaire commun qu'ils
ne sont occupés sinon à contemplation et dévotion,
en jeusnes et mascération de la sensualité, sinon vrayement
pour sustenter et alimenter la petite fragilité de leur humanité:
au contraire font chière. Dieu sait qu'elle ! "et Curios
simulant sed Bacchanalia vivunt" [21]. Vous le pouvez lire en
grosse lettre et enlumineure de leurs rouges muzeaulx et ventre à
poulaine, sinon quand ils se parfument de souphlre [22]».
Aux jours de grandes réjouissances populaires, où, au
lieu d'avaler de la poussière comme aux 15 août et aux
14 juillet du bourgeoisisme, les communistes et les collectivistes
feront aller les flacons, trotter les jambons et voler les gobelets,
les membres de l'Académie des sciences morales et politiques,
les prêtres à longue et courte robe de l'église
économique, catholique, protestante, juive, positiviste et
libre penseuse, les propagateurs du malthusianisme et de la morale
chrétienne, altruiste, indépendante ou soumise, vêtus
de jaune, tiendront la chandelle à s'en brûler les doigts
et vivront en famine auprès des femmes galloises et des tables
chargées de viandes, de fruits et de fleurs, et mourront de
soif auprès des tonneaux débondés. Quatre fois
l'an, au changement des saisons, ainsi que les chiens des rémouleurs,
on les enfermera dans les grandes roues et pendant dix heures on les
condamnera à moudre du vent. Les avocats et les légistes
subiront la même peine.
En régime de paresse, pour tuer le temps qui nous tue seconde
par seconde, il y aura des spectacles et des représentations
théâtrales toujours et toujours; c'est de l'ouvrage tout
trouvé pour nos bourgeois législateurs. On les organisera
par bandes courant les foires et les villages, donnant des représentations
législatives. Les généraux, en bottes à
l'écuyère, la poitrine chamarrée d'aiguillettes,
de crachats, de croix de la Légion d'honneur, iront par les
rues et les places, racolant les bonnes gens. Gambetta et Cassagnac,
son compère, feront le boniment de la porte. Cassagnac, en
grand costume de matamore, roulant des yeux, tordant la moustache,
crachant de l'étoupe enflammée, menacera tout le monde
du pistolet de son père et s'abîmera dans un trou dès
qu'on lui montrera le portrait de Lullier; Gambetta discourra sur
la politique étrangère, sur la petite Grèce qui
l'endoctorise et mettrait l'Europe en feu pour filouter la Turquie;
sur la grande Russie qui le stultifie avec la compote qu'elle promet
de faire avec la Prusse et qui souhaite à l'ouest de l'Europe
plaies et bosses pour faire sa pelote à l'Est et étrangler
le nihilisme à l'intérieur; sur M. de Bismarck, qui
a été assez bon pour lui permettre de se prononcer sur
l'amnistie... puis, dénudant sa large bedaine peinte aux trois
couleurs, il battra dessus le rappel et énumérera les
délicieuses petites bêtes, les ortolans, les truffes,
les verres de margaux et d'yquem qu'il y a engloutonnés pour
encourager l'agriculture et tenir en liesse les électeurs de
Belleville.
Dans la taraque, on débutera par la "Farce électorale".
Devant les électeurs, à têtes de bois et oreilles
d'âne, les candidats bourgeois, vêtus en paillasses, danseront
la danse des libertés politiques, se torchant la face et la
postface avec leurs programmes électoraux aux multiples promesses,
et parlant avec des larmes dans les yeux des misères du peuple
et avec du cuivre dans la voix des gloires de la France; et les têtes
des électeurs de braire en choeur et solidement: hi han ! hi
han !
Puis commencera la grande pièce: "Le Vol des biens de
la nation".
La France capitaliste, énorme femelle, velue de la face et
chauve du crâne, avachie, aux chairs flasques, bouffies, blafardes,
aux yeux éteints, ensommeillée et bâillant, s'allonge
sur un canapé de velours; à ses pieds, le Capitalisme
industriel, gigantesque organisme de fer, à masque simiesque,
dévore mécaniquement des hommes, des femmes, des enfants
dont les cris lugubres et déchirants emplissent l'air; la Banque
à museau de fouine, à corps d'hyène et mains
de harpie, lui dérobe prestement les pièces de cent
sous de la poche. Des hordes de misérables prolétaires
décharnés, en haillons, escortés de gendarmes,
le sabre au clair, chassés par des furies les cinglant avec
les fouets de la faim, apportent aux pieds de la France capitaliste
des monceaux de marchandises, des barriques de vin, des sacs d'or
et de blé. Langlois, sa culotte d'une main, le testament de
Proudhon de l'autre, le livre du budget entre les dents, se campe
à la tête des défenseurs des biens de la nation
et monte la garde. Les fardeaux déposés, à coups
de crosse et de baïonnette, ils font chasser les ouvriers et
ouvrent la porte aux industriels, aux commerçants et aux banquiers.
Pêle-mêle, ils se précipitent sur le tas, avalant
des cotonnades, des sacs de blé, des lingots d'or, vidant des
barriques; n'en pouvant plus, sales, dégoûtants, ils
s'affaissent dans leurs ordures et leurs vomissements... Alors le
tonnerre éclate, la terre s'ébranle et s'entrouvre,
la Fatalité historique surgit; de son pied de fer elle écrase
les têtes de ceux qui hoquettent, titubent, tombent et ne peuvent
plus fuir, et de sa large main elle renverse la France capitaliste,
ahurie et suante de peur.
Si, déracinant de son coeur le vice qui la domine et avilit
sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible,
non pour réclamer les "Droits de l'homme", qui ne
sont que les droits de l'exploitation capitaliste, non pour réclamer
le "Droit au travail", qui n'est que le droit à la
misère, mais pour forger une loi d'airain, défendant
à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la
Terre, la vieille Terre, frémissant d'allégresse, sentirait
bondir en elle un nouvel univers... Mais comment demander à
un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution
virile ?
Comme le Christ, la dolente personnification de l'esclavage antique,
les hommes, les femmes, les enfants du Prolétariat gravissent
péniblement depuis un siècle le dur calvaire de la douleur:
depuis un siècle, le travail forcé brise leurs os, meurtrit
leurs chairs, tenaille leurs nerfs; depuis un siècle, la faim
tord leurs entrailles et hallucine leurs cerveaux !... Ô Paresse,
prends pitié de notre longue misère ! Ô Paresse,
mère des arts et des nobles vertus, sois le baume des angoisses
humaines !
APPENDICE
---------
Nos moralistes sont gens bien modestes; s'ils ont inventé le
dogme du travail, ils doutent de son efficacité pour tranquilliser
l'âme, réjouir l'esprit et entretenir le bon fonctionnement
des reins et autres organes; ils veulent en expérimenter l'usage
sur le populaire "in anima vili", avant de le tourner contre
les capitalistes, dont ils ont mission d'excuser et d'autoriser les
vices.
Mais, philosophes à quatre sous la douzaine, pourquoi vous
battre ainsi la cervelle à élucubrer une morale dont
vous n'osez conseiller la pratique à vos maîtres ? Votre
dogme du travail, dont vous faites tant les fiers, voulez-vous le
voir bafoué, honni ? Ouvrons l'histoire des peuples antiques
et les écrits de leurs philosophes et de leurs législateurs.
«
Je ne saurais affirmer, dit le père de l'histoire, Hérodote,
si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris qu'ils
font du travail, parce que je trouve le même mépris établi
parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens; en un mot
parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts
mécaniques et même leurs enfants sont regardés
comme les derniers des citoyens... Tous les Grecs ont été
élevés dans ces principes, particulièrement les
Lacédémoniens [23].»
«À Athènes, les citoyens étaient de véritables
nobles qui ne devaient s'occuper que de la défense et de l'administration
de la communauté, comme les guerriers sauvages dont ils tiraient
leur origine. Devant donc être libres de tout leur temps pour
veiller, par leur force intellectuelle et corporelle, aux intérêts
de la République, ils chargeaient les esclaves de tout travail.
De même à Lacédémone, les femmes mêmes
ne devaient ni filer ni tisser pour ne pas déroger à
leur noblesse [24].»
Les Romains ne connaissaient que deux métiers nobles et libres,
l'agriculture et les armes; tous les citoyens vivaient de droit aux
dépens du Trésor, sans pouvoir être contraints
de pourvoir à leur subsistance par aucun des "sordidoe
artes" (ils désignaient ainsi les métiers) qui
appartenaient de droit aux esclaves. Brutus, l'ancien, pour soulever
le peuple, accusa surtout Tarquin, le tyran, d'avoir fait des artisans
et des maçons avec des citoyens libres [25].
Les philosophes anciens se disputaient sur l'origine des idées,
mais ils tombaient d'accord s'il s'agissait d'abhorrer le travail.
«La nature, dit Platon, dans son utopie sociale, dans sa "République"
modèle, la nature n'a fait ni cordonnier, ni forgeron; de pareilles
occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires,
misérables sans nom qui sont exclus par leur état même
des droits politiques. Quant aux marchands accoutumés à
mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité
que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par
le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S'il
est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La
punition sera double à chaque récidive [26].»
Dans son "Économique", Xénophon écrit:
«Les
gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés
aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à
être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver
un feu continuel, ne peuvent manquer d'avoir le corps altéré
et il est bien difficile que l'esprit ne s'en ressente.»
«Que peut-il sortir d'honorable d'une boutique ? professe Cicéron,
et qu'est-ce que le commerce peut produire d'honnête ? Tout
ce qui s'appelle boutique est indigne d'un honnête homme [...],
les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux
que le mensonge ! Donc, on doit
regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de
tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie; car quiconque
donne son travail pour de l'argent se vend lui-même et se met
au rang des esclaves [27].»
Prolétaires, abrutis par le dogme du travail, entendez-vous
le langage de ces philosophes, que l'on vous cache avec un soin jaloux:
un citoyen qui donne son travail pour de l'argent se dégrade
au rang des esclaves, il commet un crime, qui mérite des années
de prison. La tartuferie chrétienne et l'utilitarisme capitaliste
n'avaient pas perverti ces philosophes des Républiques antiques;
professant pour des hommes libres, ils parlaient naïvement leur
pensée. Platon, Aristote, ces penseurs géants, dont
nos Cousin, nos Caro, nos Simon ne peuvent atteindre la cheville qu'en
se haussant sur la pointe des pieds, voulaient que les citoyens de
leurs Républiques idéales vécussent dans le plus
grand loisir, car, ajoutait Xénophon, «le travail emporte
tout le temps et avec lui on n'a nul loisir pour la République
et les amis». Selon Plutarque, le grand titre de Lycurgue, «le
plus sage des hommes» à l'admiration de la postérité,
était d'avoir accordé des loisirs aux citoyens de la
République en leur interdisant un métier quelconque
[28].
Mais, répondront les Bastiat, Dupanloup, Beaulieu et compagnie
de la morale chrétienne et capitaliste, ces penseurs, ces philosophes
préconisaient l'esclavage. Parfait, mais pouvait- il
en être autrement, étant donné les conditions
économiques et politiques de leur époque ? La guerre
était l'état normal des sociétés antiques;
l'homme libre devait consacrer son temps à discuter les affaires
de l'État et à veiller à sa défense; les
métiers étaient alors trop primitifs et trop grossiers
pour que, les pratiquant, on pût exercer son métier de
soldat et de citoyen; afin de posséder des guerriers et des
citoyens, les philosophes et les législateurs devaient tolérer
les esclaves dans les Républiques héroïques.
Mais les moralistes et les économistes du capitalisme
ne préconisent-ils pas le salariat, l'esclavage moderne ? Et
à quels hommes l'esclavage capitaliste fait-il des loisirs
? À des Rothschild, à des Schneider, à
des Mme Boucicaut, inutiles et nuisibles esclaves de leurs vices et
de leurs domestiques.
«Le préjugé de l'esclavage dominait l'esprit de
Pythagore et d'Aristote», a-t-on écrit dédaigneusement;
et cependant Aristote prévoyait que «si chaque outil
pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même,
sa fonction propre, comme les chefs-d'oeuvre de Dédale se mouvaient
d'eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient
spontanément à leur travail
sacré; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient
d'elles-mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aides,
ni le maître d'esclaves».
Le rêve d'Aristote est notre réalité. Nos machines
au souffle de feu, aux membres d'acier, infatigables, à la
fécondité merveilleuse, inépuisable, accomplissent
docilement d'elles- mêmes leur travail sacré; et cependant
le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé
par le préjugé du salariat, le pire des esclavages.
Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur
de l'humanité, le Dieu qui rachètera l'homme des "sordidoe
artes" et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera
des loisirs et la liberté.
NOTES
-----
1. Descartes, "Les Passions de l'âme".
2. Docteur Beddoe, "Memoirs of the Anthropological Society";
Ch. Darwin, "Descent of Man".
3. Les explorateurs européens s'arrêtait étonnés
devant la beauté physique et la fière allure des hommes
des peuplades primitives, non souillés par ce que Pæppig
appelait le «souffle empoisonné de la civilisation».
Parlant des aborigènes des îles océaniennes, lord
George Campbell écrit: «il n'y a pas
de peuple au monde qui frappe davantage au premier abord. Leur peau
unie et d'une teinte légèrement cuivrée, leurs
cheveux dorés et bouclés, leur belle et joyeuse figure,
en un mot toute leur personne, formaient un nouvel et splendide échantillon
du "genus homo"; leur apparence physique donnait l'impression
d'une race supérieure à la nôtre.» Les civilisés
de l'ancienne Rome, les César, les Tacite, contemplaient avec
la même admiration les Germains des tribus communistes qui envahissaient
l'Empire romain. - Ainsi que Tacite, Salvien, le prêtre du Ve
siècle, qu'on surnommait le "maître des évêques",
donnait les barbares en exemple aux civilisés et aux chrétiens
:
«Nous sommes impudiques au milieu des barbares, plus chastes
que nous. Bien plus, les barbares sont blessés de nos impudicités,
les Goths ne souffrent pas qu'il y ait parmi eux des débauchés
de leur nation; seuls au milieu d'eux, par le triste privilège
de leur nationalité et de leur nom, les Romains ont le droit
d'être impurs. [La pédérastie était alors
en grande mode parmi les païens et les chrétiens...] Les
opprimés s'en vont chez les barbares chercher de l'humanité
et un abri.» ("De Gubernatione Dei".) La vieille civilisation
et le christianisme vieilli et la moderne civilisation capitaliste
corrompent les sauvages du nouveau monde.
M. F. Le Play, dont on doit reconnaître le talent d'observation,
alors même que l'on rejette ses conclusions sociologiques, entachées
de prudhommisme philanthropique et chrétien, dit dans son livre
"Le Ouvriers européens" (1885) : «La propension
des Bachkirs pour la paresse [les Bachkirs sont des pasteurs semi-nomades
du versant asiatique de l'Oural]; les loisirs de la vie nomade, les
habitudes de méditation qu'elles font naître chez les
individus les mieux doués communiquent souvent à ceux-ci
une distinction de manières, une finesse d'intelligence et
de jugement qui se remarquent rarement au même niveau social
dans une civilisation plus développée... Ce qui leur
répugne le plus, ce sont les travaux agricoles; ils font tout
plutôt que d'accepter le métier d'agriculteur.»
L'agriculture est, en effet, la première manifestation du travail
servile dans l'humanité.
Selon la tradition biblique, le premier criminel, Caïn, est un
agriculteur.
4. Le proverbe espagnol dit: "Descansar es salud" (Se reposer
est santé).
5. «Ô Mélibée, un Dieu nous a donné
cette oisiveté», Virgile,
"Bucoliques".
6. Évangile selon saint Matthieu, chap. VI.
7. Au premier congrès de bienfaisance tenu à Bruxelles,
en 1857, un des plus riches manufacturiers de Marquette, près
de Lille, M. Scrive, aux applaudissements des membres du congrès,
racontait, avec la plus noble satisfaction d'un devoir accompli: «Nous
avons introduit quelques moyens de distraction pour les enfants. Nous
leur apprenons à chanter pendant le travail, à compter
également en travaillant: cela les distrait et leur fait accepter
avec courage "ces douze heures de travail qui sont nécessaires
pour leur procurer des moyens d'existence."» Douze
heures de travail, et quel travail ! imposées à des
enfants qui n'ont pas douze ans ! Les matérialistes regretteront
toujours qu'il n'y ait pas un enfer pour y clouer ces chrétiens,
ces philanthropes, bourreaux de l'enfance.
8. Discours prononcé à la Société internationale
d'études pratiques d'économie sociale de Paris, en mai
1863, et publié dans "L'Economiste français"
de la même époque.
9. L.-R. Villermé, "Tableau de l'état physique
et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de
soie", 1848. Ce n'était pas parce que les Dollfus, les
Koechlin et autres fabricants alsaciens étaient des républicains,
des patriotes et des philanthropes protestants qu'ils traitaient de
la sorte leurs ouvriers; car Blanqui, l'académicien Reybaud,
le prototype de Jérôme Paturot, et Jules Simon, le maître
Jacques politique, ont constaté les mêmes aménités
pour la classe ouvrière chez les fabricants très catholiques
et très monarchiques de Lille et de Lyon. Ce sont là
des vertus capitalistes s'harmonisant à ravir avec toutes les
convictions politiques et religieuses.
10. Les Indiens des tribus belliqueuses du Brésil tuent leurs
infirmes et leurs vieillards; ils témoignent leur amitié
en mettant fin à une vie qui n'est plus réjouie par
des combats, des fêtes et des danses. Tous les peuples primitifs
ont donné aux leurs ces preuves d'affection: les Massagètes
de la mer Caspienne (Hérodote), aussi bien que les Wens de
l'Allemagne et les Celtes de la Gaule. Dans les églises de
Suède, dernièrement encore, on conservait des massues
dites "massues familiales", qui servaient à délivrer
les parents des tristesses de la vieillesse. Combien dégénérés
sont les prolétaires modernes pour accepter en patience les
épouvantables misères du travail de fabrique !
11. Au Congrès industriel tenu à Berlin le 21 janvier
1879, on estimait à 568 millions de francs la perte qu'avait
éprouvée l'industrie du fer en Allemagne pendant la
dernière crise.
12. "La Justice", de M. Clemenceau dans sa partie financière,
disait le 6 avril 1880: «Nous avons entendu soutenir cette opinion
que, à défaut de la Prusse, les milliards de la guerre
de 1870 eussent été "également perdus"
pour la France, et ce, sous forme d'emprunts périodiquement
émis pour l'équilibre des budgets étrangers;
telle est également notre opinion.» On estime à
cinq milliards la perte des capitaux anglais dans les emprunts des
Républiques de l'Amérique du Sud. Les travailleurs français
ont non seulement produit les cinq milliards payés à
M. Bismarck; mais ils continuent à servir les intérêts
de l'indemnité de guerre aux Ollivier, aux Girardin, aux Bazaine
et autres porteurs de titres de rente qui ont amené la guerre
et la déroute. Cependant il leur reste une fiche de consolation:
ces milliards n'occasionneront pas de guerre de recouvrement.
13. Sous l'Ancien Régime, les lois de l'Église garantissaient
au travailleur 90 jours de repos (52 dimanches et 38 jours fériés)
pendant lesquels il était strictement défendu de travailler.
C'était le grand crime du catholicisme, la cause principale
de l'irréligion de la bourgeoisie industrielle et commerçante.
Sous la Révolution, dès qu'elle fut maîtresse,
elle abolit les jours fériés et remplaça la semaine
de sept jours par celle de dix. Elle affranchit les ouvriers du joug
de l'Église pour mieux les soumettre au joug du travail.
La haine contre les jours fériés n'apparaît que
lorsque la moderne bourgeoisie industrielle et commerçante
prend corps, entre les XVe et XVIe siècles. Henri IV demanda
leur réduction au pape ; il refusa parce que «l'une des
hérésies qui courent le jourd'hui, est touchant les
fêtes» (lettre du cardinal d'Ossat). Mais, en 1666, Péréfixe,
archevêque de Paris, en supprima 17 dans son diocèse.
Le protestantisme, qui était la religion chrétienne,
accommodée aux nouveaux besoins industriels et commerciaux
de la bourgeoisie, fut moins soucieux du repos populaire; il détrôna
au ciel les saints pour abolir sur terre leurs fêtes.
La réforme religieuse et la libre pensée philosophique
n'étaient que des prétextes qui permirent à la
bourgeoisie jésuite et rapace d'escamoter les jours de fête
du populaire.
14. Ces fêtes pantagruéliques duraient des semaines.
Don Rodrigo de Lara gagne sa fiancée en expulsant les Maures
de Calatrava la vieille, et le "Romancero" narre que:
"Las bodas fueron en Burgos,
Las tornabodas en Salas:
En bodas y tornabodas
Pasaron siete semanas
Tantas vienen de las gentes,
Que no caben por las plazas. . ."
(Les noces furent à Burgos, les retours de noces à Salas:
en noces et retours de noces, sept semaines passèrent; tant
de gens accourent que les places ne peuvent les contenir. . . )
Les hommes de ces noces de sept semaines étaient les héroïques
soldats des guerres de l'indépendance.
15. Karl Marx, "Le Capital", livre premier, ch. XV, §
6.
16. «La proportion suivant laquelle la population d'un pays
est employée comme domestique au service des classes aisées,
indique son progrès en richesse nationale et en civilisation.»
(R. M. Martin "Ireland before and after the Union", 1818.)
Gambetta, qui niait la question sociale, depuis qu'il n'était
plus l'avocat nécessiteux du Café Procope, voulait sans
doute parler de cette classe domestique sans cesse grandissante quand
il réclamait l'avènement des nouvelles couches sociales.
17. Deux exemples: le gouvernement anglais, pour complaire aux pays
indiens qui, malgré les famines périodiques désolant
le pays, s'entêtent à cultiver le pavot au lieu du riz
ou du blé, a dû entreprendre des guerres sanglantes,
afin d'imposer au gouvernement chinois la libre introduction de
l'opium indien. Les sauvages de la Polynésie, malgré
la mortalité qui en fut la conséquence, durent se vêtir
et se saouler à l'anglaise, pour consommer les produits des
distilleries de l'Écosse et des ateliers de tissage de Manchester.
18.
Paul Leroy-Beaulieu, "La Question ouvrière au XIVe siècle",
1872.
19. Voici, d'après le célèbre statisticien R.
Giffen, du Bureau de statistique de Londres, la progression croissante
de la richesse nationale de l'Angleterre et de l'Irlande: en 1814,
elle était de 55 milliards de francs; en 1865, elle était
de 162,5 milliards de francs, en 1875, elle était de 212,5
milliards de francs.
20. Louis Reybaud, "Le Coton, son régime, ses problèmes",
1863.
21. «Ils simulent des Curius et vivent comme aux "Bacchanales"»
(Juvénal)
.
22. "Pantagruel", livre II, chap. LXXIV.
23. Hérodote, t. ll, trad. Larcher, 1876.
24. Biot, "De l'abolition de l'esclavage ancien en Occident",
1840.
25. Tite-Live, livre premier.
26. Platon, "République", livre V.
27. Cicéron, "Des devoirs", I, tit. ll, chap. XLII.
28. Platon, "République", V, et les "Lois",
III; Aristote, "Politique", II
et VII; Xénophon, "Economique", IV et VI; Plutarque,
"Vie de Lycurgue".
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FIN DU FICHIER paresse3